Des petits cailloux

Dans les années 1830, des milliers de paysans Boers décident de quitter la colonie du Cap, désormais gouvernée par les Britanniques, pour s’aventurer vers l’intérieur de ce qui deviendra l’Afrique du Sud. Parmi eux, un certain Daniel Jacobs et ses quelques chèvres, que ce Grand Trek amène au lieu-dit Hopetown. Son fils Erasmus passe ses journées sur les rives de la rivière Orange toute proche, et y ramasse de jolis cailloux: galets, grenats, calcédoines, agates… Un jour de printemps, en 1867, un voisin en remarque un, plus transparent que les autres, abandonné dans la poussière de la cour de ferme.

De main en main, le petit gravier se retrouve chez les experts du Cap, qui rendent leur verdict: c’est un diamant ! Un peu jaune, mais pas si petit que ça: 4 grammes, soit 21 carats. Ni une ni deux, il est taillé, et se retrouve derechef exhibé, sous le nom d’Eurêka, à l’Exposition universelle de Paris. Bien évidemment, ça n’est pas la première fois qu’on trouve un diamant… mais en Afrique australe, oui[1]. Et celui-ci va avoir plus de répercussions que tous les autres.

Du Great Trek à la New Rush


Bien sûr, sitôt la découverte confirmée, les prospecteurs arrivent à Hopetown, la bien nommée. Comme le jeune Erasmus, ils écument le lit de la rivière Orange, puis la rivière Vaal, mais sans rien trouver d’extraordinaire. Jusqu’à ce beau jour de 1871 où, à 100 km de leur point de départ, ils se mettent à fouiller un coin aride appartenant aux frères De Beers. Bingo, voilà les diamants ! Nous sommes près d’une colline volcanique qui prendra bientôt le nom du ministre britannique en charge des colonies: Kimberley[2].

Un an après cette nouvelle trouvaille, ils sont 50 000 à creuser. Et ils vont creuser un gros, un très gros trou. Tellement impressionnant que c’est le nom que prend cette première mine: Big Hole. 400 mètres de diamètre, plus de 200 mètres de profondeur: en 40 ans, quelque 100 millions de tonnes de roches sont excavées. À la main. Pour, quand même, 3 tonnes de diamants. Avant la fin des années 1880, l’ambitieux Cecil Rhodes aura racheté toutes les mines de la région, et mis sur les rails la richissime entreprise De Beers, qui est encore aujourd’hui un des leaders mondiaux du domaine.

Mystérieuses cheminées

Mais revenons à la science. A la fin du XVIIIe siècle, Lavoisier d’abord, son confrère anglais Smithson Tennant ensuite, ont fait brûler du diamant, et obtenu du dioxyde de carbone. Ce qui démontre que le diamant, comme le graphite des mines de crayon, c’est du carbone, et rien que du carbone. Un carbone aux propriétés extraordinaires, et pas seulement pour sa brillance ! Ainsi en 1812, le minéralogiste allemand Friedrich Mohs a imaginé une échelle relative de dureté: si un matériau peut en rayer un autre, il est plus dur. Et on a beau essayer… rien, à part un autre diamant, ne peut rayer un diamant. Donc celui-ci se retrouve en haut de l’échelle, au niveau 10. À propriétés exceptionnelles, gisements exceptionnels, donc.

Or jusqu’à ce que la fièvre s’empare de l’Afrique australe, la plupart des filons étaient des sources secondaires: on y trouve des diamants mélangés aux graviers et galets charriés par les rivières, actuelles ou disparues. À Kimberley, c’est une source primaire qu’on a dénichée: les diamants y sont directement enchâssés dans une roche dure. Quand on regarde celle-ci de plus près, on constate qu’elle est un peu spéciale: on va donc la baptiser kimberlite. C’est une roche magmatique, et on l’a justement trouvée dans ce qui ressemble à une énorme cheminée volcanique. Elle renferme souvent de grosses inclusions d’olivine (verte). Et surtout elle contient très très peu de silice (encore moins qu’un basalte) mais beaucoup de magnésium. Tout au long du XXe siècle on va trouver d’autres cheminées de kimberlite: en Sibérie, au Canada, en Australie… mais aucun volcan actif sur Terre ne semble cracher de la kimberlite !

Alors comment ça se fait ? Pourquoi les cheminées de kimberlite sont-elles si mal réparties, et pourquoi certaines contiennent-elles des diamants ?

Charbon sous pression

Mais pour commencer, comment ça se fait qu’on trouve beaucoup plus facilement du charbon que du diamant ? Si le diamant est bien plus dur et plus dense que le graphite, c’est que sa structure cristalline est différente.  Est-ce qu’on ne pourrait pas en fabriquer en chauffant et en appuyant très fort ? Les premiers essais ont lieu à la fin du XIXe  siècle, avec notamment l’expérience du chimiste français Henri Moissan, dans son four à arc électrique. Mais ça ne donne rien de très concluant.

Dès la fin de la seconde guerre mondiale, l’entreprise General Electric décide de s’atteler à la tâche. Dans leurs laboratoires, l’ingénieur américain Tracy Hall développe un moyen de chauffer le graphite à plus de 2000°C, tout en le comprimant à plusieurs dizaines de milliers de fois la pression atmosphérique. Si notre petit échantillon de carbone est un dé de 1 cm, ça revient à lui poser 100 tonnes dessus !

Bingo: le 16 décembre 1954, le premier diamant synthétique est produit ! La technique est encore rudimentaire, et le diamant tout petit (0,15 mm) et pas de très bonne qualité, mais c’est un bon début. Et la technique s’est évidemment perfectionnée… aujourd’hui on fabrique plus de diamants que l’on n’en extrait des profondeurs de la Terre ! Même si ces derniers sont toujours préférés par les joaillers[4], les pierres artificielles conviennent mieux aux applications industrielles (notamment pour l’abrasion, mais aussi pour des presses… qui peuvent servir à fabriquer d’autres diamants !)

Pendant ce temps-là, chez les géologues

Nous voilà avec des diamants synthétiques… mais qu’est-ce que ça nous apprend ? Pour commencer, les expériences à haute pression et haute température, que l’on peut compléter par des calculs, permettent de connaître dans quelles conditions les diamants se forment. On a donc obtenu ce qu’on appelle un diagramme de phase, qui ressemble à ça:

Où trouve-t-on naturellement des pressions pareilles ? Eh bien, en descendant sous terre. Mais en descendant très, très profond. Pas moins de 150 km sous la surface, jusque dans le manteau terrestre. Petit souci: en général, à cette profondeur-là, il fait très chaud. Trop chaud, même: les conditions ne sont pas réunies pour concentrer du carbone. À moins que… il y a bien quelques endroits où le manteau est un peu moins chaud: c’est en-dessous de ce qu’on appelle des cratons, c’est-à-dire les parties les plus vieilles, les plus froides et les plus épaisses des continents. Autrement dit: le Canada, l’Australie, la Sibérie, l’Afrique australe et occidentale, l’Amazonie… bref, partout où on trouve d’énormes mines de diamants[5] !

Deuxième souci: 150 km de profondeur, c’est évidemment beaucoup trop pour qu’on puisse espérer creuser et aller chercher les précieux cailloux directement. Comment sont-ils arrivés jusqu’à Kimberley ? Eh bien, même pour les géologues c’est encore assez mystérieux… notamment parce que la plupart des cheminées de kimberlite ont autour de 100 millions d’années: et depuis, plus rien.

On sait que le magma qui va donner la kimberlite s’est formé dans le manteau[6] et qu’il a dû remonter jusqu’à la surface dans des éruptions extrêmement violentes. Difficile d’imaginer ce mélange chaud et bouillonnant qui traverse la croûte terrestre à une vitesse ahurissante de 100 km/h ! Pas étonnant, donc que ces étranges éruptions aient arraché au passage quelques olivines… et, si on a de la chance, des diamants. Qui remontent tellement vite qu’ils n’ont pas le temps de se changer en graphite.

Donc il faut un continent anormalement épais. Il faut des conditions très particulières pour concentrer du carbone et le changer en diamant. Il faut une éruption d’un type tellement rare qu’on n’en voit plus. Il faut enfin trier plusieurs tonnes de roche pour isoler quelques grammes de diamant, et cela dans des conditions de travail au mieux éprouvantes et au pire abominables. Que ce soit un minuscule brillant ou les joyaux de la Couronne, quelque soit le diamant que vous voyez en vitrine, songez-y: c’est un petit miracle qu’il soit arrivé là.


Aller plus loin

  • Sur France Culture, une série de documentaires sonores magnifiques pour suivre les diamants au Congo, en Inde et en Belgique à Anvers.
  • On a vu que les diamants étaient formés à haute température et haute pression. Mais ça tombe bien, comme ils sont très durs on peut justement les utiliser quand on veut faire un appareil qui atteint de très hautes pressions ! La boucle est bouclée.
  • En 2000, la ville sud-africaine a donné son nom au « Processus de Kimberley », un accord international qui vise à éviter la commercialisation des « diamants de sang », ceux dont il est question dans le film du même nom ainsi que dans l’excellent Lord of war.
  • Contrairement à ce que dit le slogan et le titre d’un vieux James Bond, les diamants ne peuvent pas être éternels puisqu’ils ne sont pas stables à température et pression normales. Mais bon, pas de quoi s’inquiéter pour la bague de votre grand-mère: la barrière énergétique est très très haute, et il lui faudrait donc un temps extrêmement long pour redevenir du graphite.

[1] Jusqu’alors, c’est plutôt en Inde et au Brésil qu’on exploite des gisements.
[2] Oui parce qu’apparemment les autorités anglaises ne voulaient pas d’un nom aussi imprononçable que celui de la ferme originelle: Vooruitzigt
[3] Pour tous ses efforts, Tracy Hall se voit récompensé par son employeur d’un bon du trésor d’une valeur de 10$. On peut faire le rapprochement avec 
Shuji Nakamura, qui — avant le prix Nobel — se vit attribuer une prime de 150€ pour l’invention de la LED bleue.
[4] Notamment parce que les diamants synthétiques ne sont jamais très gros (moins de 20 carats).

[5] Et en fait, pas seulement des diamants. Les gisements d’autres minerais: fer, cuivre, uranium, terres rares, sont eux aussi très souvent situés dans ces régions-là.
[6] Alors que la plupart des volcans ont des chambres magmatiques beaucoup moins profondes, enfouies vers seulement 5 ou 10 km de profondeur.

3 réflexions sur “Des petits cailloux

    • Oui, depuis quelques années le Canada doit être dans les 4 ou 5 plus gros producteurs au monde. En plus les diamants y sont apparemment de très bonne qualité donc la production représente même une part plus importante en valeur qu’en quantité brute.

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