Un pavillon de banlieue

Le pied le nœud la verge la toise le picotin le setier le gallon la coudée le pas la chaîne le sillon le grain le milion le clou le doigt la livre le journal la paume le gravet la canne la perche l’encablure la tonne le mille la pinte la brasse le li le carat le tonneau le clou la bougie la ligne la barrique la drachme le dextre la gille le fahrenheit le pouce l’aune l’arpent le conge la palme le boisseau l’once le réaumur la calorie l’acre l’empan la charruée…

Mettre fin à la litanie ci-dessus ? C’est une révolution dans tous les sens du terme: jamais peut-être une décision politique n’aura eu de telles conséquences pour l’avenir des sciences. Le 8 mai 1790, l’Assemblée constituante réunie aux Tuileries décrète la nécessité d’adopter un modèle universel pour les poids et mesures[1]. Le 30 mars 1791, elle adopte une définition pour l’unité de base (le mètre), et en confie la détermination à l’Académie des sciences. Finalement le 18 germinal de l’an III (7 avril 1795), la Convention nationale pose, en 28 articles, les bases de ce qui va devenir le système métrique. Désormais « il n’y aura qu’un seul étalon des poids et mesures ».

 La mesure sur la Terre

Si le découpage du temps peut se débattre, quoi de plus naturel que de se baser sur la rotation de la Terre (un jour) ou sa révolution autour du Soleil (un an) ? Dans ce cas, pourquoi la planète ne serait-elle pas aussi la référence pour les longueurs ? Le comité réuni par l’académie des sciences (Borda, Condorcet, Lagrange, Laplace et Monge) décide donc de prendre comme base la longueur du méridien terrestre. Comme souvent, l’idée traînait déjà depuis un moment: plus d’un siècle plus tôt, le Lyonnais Gabriel Mouton avait déjà proposé de définir ainsi la « virgule », et l’Italien Tito Burattini l’avait même rebaptisée « metro catholico » (catholique, donc universel). Ce qui tombe bien c’est que les mathématiciens français, de Bouguer à Maupertuis et aux Cassini, viennent justement de passer un siècle à perfectionner les techniques géodésiques sous toutes les latitudes.

L’académie fixe l’unité de référence au quart du dix-millionième du méridien. D’abord parce que c’est quand même pratique, tout en prenant un chiffre rond, de se ramener à une longueur « humaine »: le mètre choisi est assez proche d’un pas. Il est du même ordre de grandeur que la coudée ou la toise. Et il est presque équivalent à une autre définition qui fut aussi envisagée: la longueur d’un pendule battant la seconde[2]. C’est décidé: une fois que Delambre et Méchain ont terminé de trianguler la longueur de la méridienne entre Dunkerque et Barcelone, 16 étalons en marbre puis un en platine sont réalisés pour servir de prototypes.

Par delà les frontières

Et une fois le mètre fixé, on peut aussi adopter une unité universelle pour les masses ! Quoi de plus simple et de plus universel que l’eau ? On définit donc le kilogramme comme la masse d’eau contenue dans 1 litre (soit 1 millième de mètre cube), à 0°C (c’est-à-dire dans un bain de glace fondante). On en fait également un étalon en platine, et c’est sur cette référence que désormais tout le monde, en cas de doute, devra venir régler ses poids.

La Révolution, les empereurs et les rois passent. Mais les nouvelles unités, elles, s’accrochent. Au cours de la première moitié du XIXe siècle, elles gagnent même du terrain à l’étranger. Espagne, Algérie, États-Unis, Inde: les grandes campagnes géodésiques l’adoptent de plus en plus souvent (c’est plus facile si l’on veut ensuite raccrocher les cartes entre elles). Le 20 mai 1875, les délégations de 17 pays[3], réunies à Paris, signent la « Convention du Mètre »: c’est officiel, les unités métriques sortent de leur berceau franco-français et deviennent un système de mesure international. Le traité crée la Conférence Générale, le Comité International et le Bureau International des Poids et Mesures.

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Petits travaux à prévoir (cause dégâts de guerre).

En cette année 1875, à la lisière du parc de Saint-Cloud, le pavillon dit de Breteuil est à l’abandon. Le petit bâtiment classique avait été construit comme trianon pour Philippe d’Orléans, le frère de Louis XIV ; après maintes vicissitudes il a été largement endommagé lors du siège de Paris en 1870[4]. La jeune troisième république ne sait pas quoi en faire: elle le cède au nouveau Bureau International, qui siégera donc à Sèvres, aux portes de Paris (cocorico). En 1889 est organisée la première Conférence Générale, qui entérine la fabrication des nouveaux étalons pour le mètre et le kilogramme, dont les originaux sont conservés au Pavillon de Breteuil, mais qui sont désormais des prototypes internationaux, reconnus par tous les pays signataires. Pour un usage plus pratique, chaque pays reçoit donc une copie des deux étalons.

La course à la précision

Ce système primitif va tenir un gros demi-siècle. Mais le monde change, et les besoins en matière de mesure aussi. Après la seconde guerre mondiale, les choses s’accélèrent. 1948: la neuvième Conférence adopte les définitions des unités électriques (ampère, volt, coulomb, etc). 1954: la dixième choisit le kelvin comme unité standard de température. 1960: la onzième instaure ce qui s’appellera désormais le « Système International d’Unités ». Et, coup de tonnerre, elle met fin au règne de l’étalon de longueur qu’abritait le pavillon de Breteuil. C’est la spectroscopie qui prend le relais: désormais le mètre est défini comme un multiple de la longueur d’onde de la lumière émise par le krypton. N’importe où dans le monde, un laboratoire pourra recréer un étalon de longueur sans avoir besoin de venir le comparer à celui de Saint-Cloud.

1967: il faut redéfinir la seconde. Une fraction de la durée de l’année, ce n’est pas pratique… parce que chaque année a une durée légèrement différente ! La seconde devient donc le multiple d’une période d’une radiation associée à l’atome de césium: on peut désormais fabriquer des horloges atomiques. À redéfinir aussi, les températures: fini l’eau bouillante et la glace fondante, on fixe le zéro absolu et on mesure le point triple de l’eau[5]. 1983: le mètre change encore une fois de définition. La valeur de la vitesse de la lumière dans le vide (c) est définitivement posée, et le mètre devient donc un multiple de la distance qu’elle parcourt pendant une seconde. Dorénavant si on améliore la précision de mesure de cette vitesse… c’est l’étalon du mètre qui changera légèrement !

Fin de règne

Les décennies, les conférences et les réformes se succèdent. Mais dans un coffre-fort au cœur du pavillon de Breteuil, protégé par trois cloches de verre, un petit cylindre brillant de platine et d’iridium attend tranquillement depuis 1889. Il pèse toujours très exactement 1,000 kg. Il a même un petit nom: PIK (prototype international du kilogramme), et 6 jumeaux. On a dispersé quelques autres clones de par le monde, mais partout c’est lui et lui seul qui fait foi. Et loi.

Oui mais voilà, même sous trois cloches de verre, il peut s’abîmer. Prendre la poussière. Adsorber une molécule ou deux à sa surface. On peut l’épousseter de temps en temps… mais alors on prend le risque de lui arracher un peu trop d’atomes ! En comparant PIK et ses différentes copies, on a constaté que leurs masses s’écartaient inexorablement de quelques dizaines de microgrammes… c’est trop !

Nous sommes le 13 novembre 2018. L’étalon PIK a fêté ses 129 ans, mais il vit ses dernières heures. Aujourd’hui s’ouvre au palais des congrès de Versailles, juste à côté du château, la 26e réunion de la Conférence Générale des Poids et Mesures. C’est la plus importante depuis longtemps: ce vendredi, ce sont 4 des 7 unités fondamentales que compte le Système International qui vont être réformées. Et cette fois c’en est bel et bien terminé du cylindre de platine. Le kg nouveau doit être une méthode plutôt qu’un prototype: chacun doit pouvoir fabriquer « chez lui » un étalon parfait. Le pavillon de Breteuil restera le siège du BIPM, mais il n’abritera plus aucun étalon universel de mesure. À l’avenir le kilogramme sera défini via la valeur de la constante de Planck (h), et une mesure électromagnétique: la balance du Watt. Du moins, jusqu’à ce qu’on trouve mieux.


Aller plus loin

  • Outre le kilogramme, on redéfinit aussi cette année 3 autres unités fondamentales en fixant la valeur des constantes universelles. La mole ne sera plus le nombre d’atomes contenus dans 12 g de carbone 12, mais on va fixer le nombre d’Avogadro (NA) et, pour avoir une référence pratique, créer une sphère parfaite de silicium, en compter les atomes, et la peser. L’ampère était défini comme le courant nécessaire à générer une certaine force entre deux fils électriques séparés d’une certaine distance: désormais on fixe la valeur de la charge de l’électron (e) et on utilisera deux effets quantiques (Hall et Josephson). Aboli aussi, le rôle de l’eau dans la définition du kelvin: trop compliqué de définir ce qu’est vraiment une eau pure (quelle composition isotopique, notamment ?). Cette année on fixe la constante de Boltzmann (kB) et on mesurera la vitesse du son dans un gaz rare.
  • Pour compléter, et il le faut largement tellement le sujet est vaste, tout plein de ressources en ligne sur la redéfinition des unités: pourquoi et comment on redéfinit le kilogramme chez Couleur-science, une visite de l’exposition sur la mesure au musée des Arts et métiers par Ludmilla Science, ici-même un billet sur les premiers temps de la thermométrie, le mode d’emploi très complet des nouvelles unités, par La Physique autrement, les problèmes de la première définition du mètre chez @scilabus, et l’émission spéciale de La méthode scientifique sur France Culture. Et encore un premier article du CNRS ici, et un autre là. Si vous avez encore faim, une dernière petite vidéo sur le Monde.
  • Les textes des trois décrets révolutionnaires (à tous les sens du terme).
  • L’histoire complète du pavillon de Breteuil sur le site du BIPM. Le programme de la session finale de la Conférence de cette semaine. Leurs ressources en vidéo: vendredi à 11h la séance de vote sera retransmise en direct.


[1] Il est ironique de noter que ce premier décret prévoyait que la détermination des unités de mesure universelles se ferait en accord avec l’Angleterre. Quelque chose a cloché en route. 
[2] Définition à laquelle il avait fallu renoncer parce qu’elle dépend de la valeur de la gravité, laquelle dépend de la latitude… et donc du pays choisi pour faire la mesure ! Cela dit, la longueur du méridien avait aussi l’avantage de rendre la mesure de longueur indépendante de celle du temps.
[3] L’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la Belgique, le Danemark, l’Espagne, la France, l’Italie, la Norvège, l’Empire Ottoman, la Russie, la Suède et la Suisse. 
[4] Endommagé, ironie du sort, par des projectiles français: pas facile de viser la batterie prussienne installée juste au-dessus.
[5] Il existe une seule température à laquelle on peut trouver l’eau simultanément en phase solide, liquide et gazeuse: c’est à 0,01°C. Ce qui permet de contourner le fait que les changements d’état de l’eau dépendent de la pression.

Une réflexion sur “Un pavillon de banlieue

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