La chandelle et le phare

Il fait plutôt beau pour une fin octobre, et avec l’arrivée d’Orion on a d’autant plus envie de s’éloigner de la ville pour lever les yeux vers le ciel nocturne. Le froid pique un peu, et partout au-dessus de nous les étoiles scintillent. C’est normal: la turbulence dans l’atmosphère nous donne l’impression qu’elles gigotent un tout petit peu, mais elles ne clignotent pas vraiment. À moins que… ?

Les calculatrices de Harvard

Demandons à la jeune étudiante américaine Henrietta Leavitt.  En cette fin de XIXe siècle, les femmes ne sont toujours pas admises comme étudiantes à Harvard, mais la plus vieille université américaine a quand même mis en place un cursus féminin « parallèle » à Radcliffe College. C’est en 1892 que notre future astronome en sort brillamment diplômée. Et sitôt diplômée, sitôt embauchée ! Edward Pickering, directeur de l’observatoire de Harvard, la recrute comme « computer »: calculatrice, donc. Elle rejoint une équipe d’une dizaine de femmes chargées d’analyser les centaines de plaques photographiques obtenues sur les télescopes les plus récents, qui incluent même désormais des observations dans l’ultra-violet.

Ce n’est pas un hasard si Pickering a choisi de constituer une équipe purement féminine pour cette tâche colossale… mais ce n’est pas non plus parce qu’il défend la place des femmes dans les laboratoires: c’est plutôt parce qu’il n’est pas obligé de les payer autant que des hommes (quelle époque archaïque) ! Néanmoins Leavitt l’impressionne au point qu’il va jusqu’à lui offrir une augmentation, avant de la promouvoir à la tête du groupe.  En 1904, c’est elle qui se retrouve en charge d’un vaste programme de redéfinition des magnitudes (c’est-à-dire de la luminosité apparente des étoiles). Une centaine d’étoiles sont choisies comme références, puis Leavitt et ses collaboratrices entreprennent d’en cataloguer des milliers d’autres. En cours de route elle va identifier quelques novas[1], des astéroïdes, et surtout plein de nouvelles étoiles « variables »: leur magnitude oscille au cours du temps.

Les chandelles clignotantes

En soi, ces étoiles variables ne sont pas une nouveauté: on les observe depuis la fin du XVIIIe siècle. Et on les appelle des « céphéides », parce que l’une des premières identifiées était la quatrième étoile de la constellation de Céphée, dont l’éclat varie sur un cycle de 5 jours. Or en 1891, l’observatoire de Harvard avait installé un nouvel instrument à Arequipa, au Pérou. À ces latitudes équatoriales, on peut observer dans le ciel deux grosses tâches floues: les « Nuages de Magellan » —personne ne sait encore ce que sont vraiment ces « nébuleuses » qui parsèment le ciel. Mais c’est dans ces nuages que Leavitt trouve plein de nouvelles céphéides (1 777, pour être précis), et les étudie minutieusement. En 1912, elle publie un phénomène remarquable: plus une céphéide est lumineuse, plus elle oscille sur une longue durée… Mieux: si on trace la magnitude en fonction du logarithme de la période, on trouve une droite !

On ne dirait pas comme ça, mais cette droite va être capitale pour le futur de l’astronomie. Les étoiles choisies par Leavitt sont toutes dans le même nuage, donc toutes à peu près à la même distance de nous. Alors ça veut dire qu’il y a une relation simple entre la période d’oscillation d’une céphéide et sa luminosité absolue ! Prenons une étoile variable plus proche de la Terre: par exemple, l’étoile polaire[2]. On peut calculer sa distance par la méthode de la parallaxe[3], ce qui nous permet de calibrer la relation. Résultat: désormais on peut trouver la distance entre la Terre et n’importe quelle étoile variable… simplement en mesurant 1) sa luminosité apparente et 2) sa période ! C’est à la fois facile, rapide, et fiable. On dit que Leavitt a trouvé là des « chandelles standard », c’est-à-dire rien moins que le mètre-ruban de l’univers.

Mais l’astronome américaine disparaît en 1921, à seulement 53 ans. Trop tôt pour voir ses petites bougies déclencher deux des plus grandes révolutions de l’astronomie. En 1924, en Californie, Edwin Hubble travaille sur le plus grand télescope du monde (2,5 m de diamètre). Il parvient à observer des céphéides dans les étranges objets que sont les « nébuleuses spiralées », comme celle de la constellation d’Andromède. Et il applique la loi de Leavitt… Surprise: leurs étoiles sont loin, très loin, beaucoup trop loin pour faire partie de la Voie Lactée[4].

Hubble vient de trancher le « Grand Débat »: il a démontré qu’il existe des galaxies en-dehors de la nôtre[5]! Andromède et les autres ne sont pas des petites nuages à l’intérieur de la galaxie, mais autant de galaxies à part entières: d’un coup d’un seul, l’univers est devenu beaucoup, beaucoup plus grand. Rebelote 5 ans plus tard: c’est encore les céphéides que le même Hubble utilise pour calculer la distance de dizaines de galaxies… et démontrer que l’univers, non content d’être grand, est aussi en pleine expansion.

Sortir de la tour d’ivoire

Quelques décennies passent, et en 1966 la jeune Jocelyn Bell commence sa thèse en astrophysique à Cambridge. Pas la ville de Harvard mais l’originale, en Angleterre. Sous la direction d’Antony Hewish, elle travaille à la construction d’un nouveau radio-télescope, destiné à étudier de drôles d’objets tout juste découverts: les quasars.  Leur immense observatoire, qui couvre plus d’un hectare en pleine campagne, doit servir à capter non pas la lumière visible, ni même les ultra-violets, mais les ondes radio venues de l’espace.

L’usage des ordinateurs pour la recherche est encore balbutiant: comme Leavitt avec les plaques photo, c’est à la main que Jocelyn Bell doit analyser les courbes qui sortent chaque jour de l’instrument sur quelque 30 mètres de papier ! À l’automne 1967, elle remarque à plusieurs reprises un « truc » bizarre (scruff) dans les signaux. Des petits pics qui se répètent à une seconde d’intervalle. Toujours en provenance du même point. C’est beaucoup trop rapide pour être une étoile variable. Hewish n’est pas convaincu. Mais leurs collègues confirment l’existence du signal sur d’autres instruments. Les deux astronomes nomment la mystérieuse source: « Little Green Man 1 ». Mais le nom n’est qu’une boutade: le signal n’est affecté par aucun effet Doppler, ce qu’on attendrait s’il était émis par les habitants d’une lointaine planète. Et puis ils commencent à en trouver d’autres un peu partout dans le ciel. Sitôt passé Noël, l’article annonçant la découverte des « pulsars » est soumis au journal Nature[6].

Peu après la découverte, plusieurs astrophysiciens suggèrent que les sources de ces mystérieux signaux clignotants pourraient être des étoiles à neutrons tournant très vite sur elles-mêmes. Les céphéides ont servi de chandelles ? Les pulsars seront désormais les phares des astronomes. On en représentera 14 sur la fameuse plaque de la sonde Pioneer. Ils permettront d’étudier la matière étrange dont sont faites les étoiles à neutrons, les objets connus les plus denses après les trous noirs. Serviront à tester la relativité générale, et à détecter les ondes gravitationnelles. Et les plus rapides pourront même être utilisés comme des horloges !

Querelles de drapeaux

7 ans après leur découverte, le prix Nobel de physique est attribué à Martin Ryle pour la conception d’instruments de radioastronomie… et à Antony Hewish pour la découverte des pulsars. Ce n’est ni la première ni la dernière fois que la question se pose de savoir qui du maître ou de l’élève doit être récompensé. Mais le cas de Bell est d’autant plus symbolique que le comité Nobel avait là une occasion de récompenser une (seulement) troisième physicienne… il faudra donc attendre 2018 (!) avant de revoir une lauréate. Mais prix Nobel ou pas, Jocelyn Bell poursuivra néanmoins une longue carrière en passant des ondes radio aux rayons X et gamma, et collectionnera bien d’autres récompenses (dont cette année le prix de physique fondamentale, doté de 3 millions de dollars).

Donc cet automne en regardant les étoiles clignoter-mais-pas-vraiment, il faudra penser à celles qui clignotent vraiment, et saluer le travail de Henrietta Leavitt et Jocelyn Bell. Non seulement elles auront planté les derniers clous dans le cercueil du vieux mythe de permanence du monde supralunaire, mais leurs découvertes lumineuses continuent à éclairer notre exploration de l’univers.


Aller plus loin

  • À peu près au même moment que Leavitt à Harvard, l’astronome lyonnais Michel Luizet faisait lui aussi des observations sur les céphéides, depuis les hauteurs de Saint-Genis-Laval, où l’on peut encore admirer la lunette équatoriale coudée qu’il utilisait (et la dernière au monde encore en état).
  • L’article fondateur de Leavitt, et celui de Hewish, Bell &coll [en anglais].
  • Comme Bell, Leavitt n’a pas reçu le prix Nobel (Hubble non plus, d’ailleurs). Il semble qu’au début du siècle le comité de physique rechignait à étendre le périmètre de la récompense à des travaux en astronomie. Mais la petite histoire veut aussi que, malheureusement, le Suédois Mittag-Leffler ait envoyé une lettre à Leavitt pour la proposer comme candidate alors qu’il ignorait qu’elle était déjà décédée.
  • Ce que Jocelyn Bell concluait, très modestement, de la controverse dans un discours donné peu après la remise du Nobel à Hewish:It has been suggested that I should have had a part in the Nobel Prize awarded to Tony Hewish for the discovery of pulsars. There are several comments that I would like to make on this: First, demarcation disputes between supervisor and student are always difficult, probably impossible to resolve. Secondly, it is the supervisor who has the final responsibility for the success or failure of the project. We hear of cases where a supervisor blames his student for a failure, but we know that it is largely the fault of the supervisor. It seems only fair to me that he should benefit from the successes, too. Thirdly, I believe it would demean Nobel Prizes if they were awarded to research students, except in very exceptional cases, and I do not believe this is one of them. Finally, I am not myself upset about it – after all, I am in good company, am I not! ». Parmi ceux qui contestèrent la décision du comité, on compta notamment Fred Hoyle, qui bien qu’opposé au Big Bang restait un poids lourd de l’astronomie britannique.


[1] C’est-à-dire une « nouvelle étoile » qui n’en est pas une: c’est en fait une ancienne étoile qui est devenue brutalement beaucoup plus brillante.
[2] Eh oui, même si on oublie la précession des équinoxes, Shakespeare fait vraiment le mauvais choix en faisant dire à Jules César qu’il est « aussi constant que l’étoile polaire », puisque sa luminosité oscille sur une période de 4 jours.
[3]
C’est-à-dire en observant son changement de position apparent à 6 mois d’intervalle, quand la Terre s’est déplacé d’un demi-tour autour du Soleil. C’est long, c’est compliqué et ça n’est faisable que pour des étoiles pas trop éloignées de la Terre.
[4]
En fait même les Nuages de Magellan observés par Leavitt sont des galaxies naines, satellites de la Voie Lactée, mais ils sont beaucoup moins loin que la galaxie d’Andromède. Pour fixer les idées: la Voie Lactée fait environ 200 000 années-lumière de diamètre. Les étoiles de la galaxie d’Andromède, elles, sont à plus de 2 millions d’années-lumière de nous.
[5]
Ironiquement, sa conclusion sera vivement contestée par Harlow Shapley, le successeur de Pickering à l’observatoire de Harvard.
[6]
Le nom de Bell apparaît en second dans la liste des 5 auteurs, derrière celui de Hewish (Leavitt, elle, était seule signataire de ses 2 articles fondateurs).

Une réflexion sur “La chandelle et le phare

  1. Pingback: Le temple du Soleil | La Forêt des Sciences

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.