Un royaume à part

C’est une histoire de microbiologie qui commence avec des trappeurs et des chercheurs d’or. On planterait un décor de western dans le nord des Montagnes Rocheuses. Quelques bicoques en bois dans des bourgades qui s’appellent comme dans Lucky Luke: Diamond City. Gold Creek. Emigrant Gulch. Des vallées humides, froides et isolées, bien loin des convois de pionniers en route vers la côte ouest.Malgré des affrontements fréquents avec les Indiens, quelques aventuriers ont donc commencé à coloniser ce qui va devenir le Montana, c’est-à-dire le haut cours du Missouri. Parmi les affluents de celui-ci, il y a une grosse rivière que les Indiens Minnetaris appellent Mi tse a-da-zi. Ce que les Français, qui ont longtemps hanté les parages, avaient traduit par « Roche Jaune » [1]. Et les nouveaux arrivants… Yellowstone River.

On remonte à la source

Une poignée de chasseurs isolés se sont même risqués jusqu’au grand lac où la Yellowstone prend sa source. En bas, à Helena ou Bozeman, on écoute leurs récits avec un mélange d’émerveillement et de scepticisme. Certes, ils ont tendance à enjoliver… mais quand même, c’est intrigant. Assez pour que, la guerre de sécession terminée, le besoin d’une exploration plus méthodique finisse par se faire sentir. 1869, 1870 et 1871 voient trois expéditions successives se mettre en route. La première est privée et ils ne sont que trois: Folsom, Cook et Peterson, à partir au mépris du danger. La seconde est encadrée par les autorités locales, et accompagnée d’un détachement militaire: le général et représentant Washburn, tout comme Langford et Doane laissent leurs noms aux sommets qui entourent le plateau. Enfin la troisième, beaucoup plus imposante, se fait sous l’égide du géologue Hayden, qui dirige le tout nouvel organisme fédéral chargé du suivi géologique et géographique. Et elle a eu la bonne idée d’inviter un peintre, Thomas Moran.

Revenons aux premiers visiteurs, et lisons l’émerveillement dans le compte-rendu qu’il font de leur visite, dès leur arrivée devant les chutes d’eau du grand canyon jaune qui marque l’entrée sur le plateau. Les superlatifs ne manquent pas: «beautiful, picturesque, magnificent, grand, sublime, awful, terrible». Il faut croire que la vision romantique de la nature s’était frayé un chemin jusqu’au fin fond des Rocheuses:

Je m’assis là, ébahi, tandis que mes compagnons arrivaient, et il me sembla qu’il s’écoula cinq minutes avant que quiconque ne parlât.

Le langage ne suffit pas pour exprimer une idée juste de la grandeur terrible et de la sublimité de ce chef d’œuvre de la nature.

C’est une scène d’une beauté transcendante qui n’a été vue que par peu d’hommes blancs et nous nous sommes réjouis de l’avoir vue avant que sa solitude primordiale ne soit brisée par la foule de « chercheurs de plaisir » qui se presseront bientôt sur ces rivages.

Le premier parc

Les trappeurs n’avaient pas menti. Des dizaines de geysers réglés comme des horloges. Des mares de boue qui font bloup-bloup. Des bassines d’eau chaude à la pureté cristalline. Des fontaines à degrés qui semblent façonnées en meringue. Des forêts d’arbres pétrifiés par les sels. Et bien sûr le fameux œil cerné de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, devenu le symbole de l’endroit.

La légende veut que ce soit autour d’un feu de camp que les explorateurs aient eu l’idée… Une idée radicalement nouvelle, pour quelque chose qui n’existe quasiment pas dans le monde. Folsom et les autres se rendent bien compte que les prospecteurs ne vont pas tarder à venir découper la région en parcelles et détruire ses merveilles géologiques (pour rien, puisqu’il est fort peu probable d’y trouver quelque minerai que ce soit).

L’histoire du feu de camp est peut-être un brin romancée, mais ce qui est sûr c’est que les choses vont très, très vite[2]: dès le 30 janvier 1872, le Sénat américain adopte une loi pour créer une structure inédite. Ce sera un parc national, une zone de 9 000 km² (c’est grand comme la Corse), laissée « au bénéfice et à la jouissance du peuple », où « la forêt, les dépôts minéraux, les curiosités naturelles seront préservées dans leur état naturel »[3]. Toute installation privée est définitivement interdite. Le texte ne précise encore rien sur la chasse, mais de fait le parc va bientôt devenir également un refuge pour les ours, les loups, les élans… et finira même par accueillir les derniers troupeaux de bisons sauvages, tout juste sauvés de l’extinction.

Des yeux dans le bouillon

Un siècle plus tard, donc, les magnifiques geysers sont donc toujours là, intacts, bouillonnants, et libres d’accès. Et un certain Thomas Brock, spécialiste de l’étude des bactéries, est venu voir de plus près ce qui barbote dans les sources chaudes. Tous les microbiologistes le savent: la vie supporte mal la chaleur. Après tout, n’est-ce pas le même Pasteur qui a à la fois fondé la discipline, et laissé son nom à une méthode pour préserver la nourriture des micro-organismes ?

Et pourtant, on le sait déjà depuis la fin du XIXe siècle: ce sont bien des organismes vivants qui  donnent leurs fabuleuses couleurs aux bassines du Yellowstone… alors que l’hostilité des conditions physiques et chimiques dépasse l’entendement ! Brock et ses collègues[4] vont passer plus de 10 ans sur le terrain et échantillonner à tout va. Un siècle tout juste après la découverte du parc, ils vont identifier des organismes unicellulaires aux capacités inédites, et qu’on aurait très envie d’appeler « extra-terrestres »: Thermus aquaticus est capable de survivre dans l’eau à plus de 70°C ! Plus fort encore, le petit Sulfolobus acidocaldarius: non seulement il se porte comme un charme à 85°C, mais il barbote en permanence dans un bouillon très acide… et plein de soufre ! Et ces deux petits microbes vont chacun participer à changer le monde.

10 ans après sa découverte, on va récupérer chez Thermus aquaticus une enzyme qu’on appelle ADN polymérase, et qui résiste, comme son hôte, à des températures élevées. Ce qui permettra de l’utiliser pour la technique qui va révolutionner la biologie moléculaire: la PCR, qui permet de démultiplier à l’envi de toutes petites quantités d’ADN. Et donc d’identifier celui-ci, qu’il appartienne à un meurtrier, à un virus ou à de la viande de cheval.

Dernier royaume

Structure des protéines, mais aussi nature des membranes ou production énergétique: chez les bactéries de Yellowstone tout est optimisé pour survivre à des environnements qui seraient fatals à n’importe quel autre organisme. « Bactéries », vous dites ? Ben oui, puisque ce sont des cellules sans noyau. Si on remonte l’arbre du vivant assez haut, on ne trouve plus que 2 branches: d’un côté les bactéries et de l’autre… tout le reste. Sauf que.

Sauf qu’au moment précis où Brock barbote dans les sources du Yellowstone, ses confrères Carl Woese et George Fox s’intéressent à des morceaux de l’ARN des ribosomes de bactérie. Plus précisément, ils s’en servent pour reconstituer les relations de parenté entre espèces[5]. Et ils commencent à trouver que, du point de vue de cette molécule, certaines bactéries sont vraiment éloignées des autres. Par exemple celles qui vivent en l’absence d’oxygène et dégagent du méthane, celles qui vivent dans les marais salants… et Sulfolobus acidocaldarius ! En faire c’est pire que ça: ces microbes ont beau n’avoir pas de noyaux… ils sont plus proches des eucaryotes (de nous !) que des bactéries. Woese et ces collègues viennent d’identifier rien moins qu’un nouveau règne du vivant, le troisième: elles ne sont ni des bactéries, ni des eucaryotes. Ce sont les archées.

Et si tout avait commencé autour des merveilles colorées du Yellowstone, l’histoire ne s’arrête pas là. Depuis on a trouvé des extrémophiles (dont beaucoup sont des archées[6]) partout: dans les sources chaudes volcaniques en Islande, en Nouvelle-Zélande ou en Italie. Mais aussi à 3 000 mètres sous l’eau autour des dorsales océaniques, dans les lacs salés et les tas de charbon, au fond des puits de forage et dans les épanchements acides des mines. Et à chaque environnement hostile, son organisme spécialisé, que ce soit pour résister au froid, au chaud (le record est à plus de 110 °C !), à la pression, aux UV, à un environnement très sec, très salé, très acide, très basique… Bref, il n’y a pas grand-chose qui arrête la vie sur Terre, et toutes ces découvertes façonnent à présent une recherche foisonnante sur les origines de la vie.

Image of Painting titled Yellowstone Lake

Voilà: on commence par trouver qu’un geyser c’est rigolo et qu’une mare bouillante maquillée de rouge-vert-bleu c’est drôlement joli… et on finit par redessiner ce qu’est la vie. Ça valait le coup de remonter la rivière, non ?


Aller plus loin

  • On commence évidemment par le site officiel du Yellowstone [en anglais]. Un site immense sur lequel on trouve non seulement toutes les infos pratiques pour aller le visiter, mais aussi pléthore de photos magnifiques, et également beaucoup d’informations scientifiques.
  • Outre mes souvenirs de vacances, ce billet doit évidemment énormément au livre passionnant de Patrick Forterre, Microbes de l’enfer (chez Belin) — tout en n’ayant fait qu’effleurer le premier chapitre: lisez le reste ! On peut également se référer à un ouvrage (plus ancien) de Brock lui-même, consultable ici en ligne. Vous préférez en version audio ? Il y a « la Méthode Scientifique » pour ça !
  • Pour l’histoire du parc de Yellowstone et les extraits des journaux d’expédition, je me suis basé sur le livre d’A. Haines [en anglais]. Pour les superbes images qui illustrent le billet et qu’on doit à l’expédition Hayden (elles ont certainement participé à motiver le Congrès américain), c’est ici. Enfin le texte de loi historique peut se lire ici: il est plutôt surprenant d’y voir les éventuels colons, mineurs ou bûcherons qualifiés de « vandales ».
  • On comprend mieux aujourd’hui la géologie qui a présidé à la formation de la caldeira de Yellowstone, et ce qu’on appelle maintenant les « super-volcans ». J’ai compilé récemment quelques infos sur le sujet dans un fil twitter, et on en reparlera certainement plus en détails ici une prochaine fois ! Toujours sur twitter, plus d’infos sur le terrible Sulfolobus acidocaldarius par @Awezegaga1, qui raconte régulièrement des tas de choses intéressantes sur les micro-organismes.
  • Le parc naturel a été créé très tôt au Yellowstone, mais pour autant il n’aura pas fallu attendre longtemps pour faire des bêtises dans la gestion de son écosystème.
  • Enfin, l’un des affluents de la Yellowstone est presque aussi célèbre qu’elle: c’est la petite rivière « Little Bighorn ». On n’est donc pas très loin non plus du « jurassique parc » que deviendra la région 50 ans plus tard.

[1] Bizarrement, les Manitaris ne vivaient pourtant pas dans la haute vallée de la rivière, là où on trouve les magnifiques chutes d’eau qui ont découpé un canyon d’un jaune presque aveuglant. Alors que les Crows qui vivaient là l’appelaient, eux, la « rivière aux élans »… 
[2] L’un des obstacles était que la région explorée par les expéditions parties du Montana était en fait essentiellement située sur le territoire voisin du Wyoming.
[3] Contrairement à certains parcs naturels français, en revanche, les constructions n’y sont pas interdites: on trouve donc dans les limites du parc non seulement des geysers et des bisons, mais des routes, des parkings, des restaurants et des boutiques de souvenirs.
[4] Ironie du sort, l’un de ses doctorants s’appelle H. Freeze !

[5] Ils viennent d’ailleurs (en 1975) de montrer que les chloroplastes, qui servent à la photosynthèse dans les cellules végétales, étaient bien issus d’anciennes bactéries.
[6] Mais tous les extrémophiles ne sont pas des archées, et contrairement à ce qu’on avait cru un moment, toutes les archées ne sont pas non plus extrémophiles.

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