Les nombres et le feu

Et ignem regunt numeri

« Les nombres gouvernent le feu »: ça sonne plutôt bien, pour une invocation mystique, voire démonique… Mais c’est tout le contraire. Cette formule, Joseph Fourier la place en exergue de ce qui est quasiment son unique œuvre scientifique, la Théorie Analytique de la Chaleur, qu’il publie en 1822. Un ouvrage aussi révolutionnaire que les « Principia » de Newton, un siècle plus tôt. Fourier, dont on célèbre cette année les 250 ans, a alors 54 ans… et cela fait déjà plus de 15 ans qu’il ronge son frein.

Changements de régime

Parce qu’avant ce coup de maître, qui révolutionne à la fois la physique et les maths, Fourier a eu une vie aussi mouvementée que son époque. Il est déjà symptomatique que ce soit après la Révolution qu’on trouve à la tête de l’Académie des sciences le fils d’un modeste tailleur auxerrois[1]. Avant cela, et bien qu’il ait montré très jeune de bonnes dispositions pour les sciences, la carrière dans le génie militaire lui était barrée: sitôt la fin de ses courtes études, il enseigne dans des petites institutions religieuses. Mais l’agitation des années révolutionnaires est l’occasion pour lui de gagner Paris, où il rejoint d’abord la première promotion de l’éphémère École normale de l’an III, puis la nouvelle École polytechnique.

En 1798, il fait partie du cortège de savants qui accompagne Bonaparte dans sa campagne d’Égypte. À son retour il est nommé préfet à Grenoble… est-ce une promotion ou une punition ? Toujours est-il qu’il s’occupe sérieusement de ses tâches administratives: en dehors de la gestion des mines, c’est lui qui lance l’assèchement des marais de Bourgoin, et la percée de la route du col du Lautaret vers Briançon et l’Italie. Épaulé par les frères Champollion, il œuvre à la réforme les lycées et université (laquelle, bien plus tard, finira par porter son nom). Et à côté de ça il doit aussi participer à la rédaction du récit scientifique de l’expédition égyptienne !

Mais il faut croire qu’il lui reste un peu de temps libre pour les mathématiques et les expériences. Il envoie un premier mémoire sur la chaleur en 1807 à l’Académie: aucun écho ! Seconde tentative en 1812… il reçoit un prix, mais aussi de vives critiques: le mémoire n’est pas publié. Après quoi, la fin du premier Empire et les débuts de la Restauration sont une période compliquée pour Fourier, bonapartiste de longue date, membre de la Légion d’Honneur et baron d’Empire… Il lui faut attendre encore un peu avant de pouvoir rejoindre l’Académie des sciences et finalement de faire connaître pleinement ses travaux révolutionnaires.

Deux révolutions

Révolutionnaires, ils le sont à plus d’un titre. D’abord, Fourier va élucider les lois de la chaleur… sans jamais la définir ! On l’a déjà vu ici, à l’époque c’est encore un sujet très confus. Fluide invisible, ou transmission de l’agitation des atomes[2] ? Et quoiqu’il en soit, comment mesurer ce transfert d’énergie ? Fourier se débarrasse purement et simplement de la question. Quelque chose se propage, et ça lui suffit. Son tour de force, c’est donc de réduire la question à sa forme la plus simplissime:

La question de la propagation de la chaleur consiste à déterminer quelle est la température de chaque point d’un corps à un instant donné, en supposant que les températures initiales sont connues.

Résultat… les expériences sont plutôt faciles: il suffira de savoir mesurer le temps, et la température. Ou plutôt repérer celle-ci: ce qu’on mesure, c’est l’augmentation de volume d’un petit réservoir de mercure[3].

L’autre révolution de Fourier, c’est qu’il part de la théorie. L’approche classique, c’est l’inverse: quand Newton avait bâti sa mécanique, il l’avait fait en se basant sur les observations antérieures de Kepler et Galilée. À Grenoble, Fourier fait tout à l’envers: il commence par poser ses équations, tâche de les résoudre, et ensuite seulement il va construire quelques expériences pour vérifier son travail. C’est un avant-goût de plusieurs pans de la physique moderne qui se sont construits d’abord en théorie, puis en pratique[4].

Trois quantités de chaleur

Fourier a donc réduit le problème à une forme simple: par exemple, on prend un long barreau métallique (froid), et on en plonge une extrémité dans un bain d’eau bouillante… comment décrire l’évolution de la température le long de la tige ? On fournit de la chaleur avec l’eau chaude: que devient-elle ? Fourier affirme qu’il n’y a que 3 possibilités: elle peut être stockée dans le métal, transmise au sein du métal vers l’autre extrémité, ou « rayonnée » vers l’extérieur (dans l’air) par la surface. Pour simplifier un peu, oublions ces fuites, que l’on peut limiter avec un peu de polystyrène. Un matériau donné  a donc essentiellement 2 propriétés:

  1. sa capacité à emmagasiner la chaleur: certains matériaux sont plus faciles à réchauffer que d’autres[5]. Par exemple, il faut fournir beaucoup plus d’énergie pour augmenter de 10°C la température d’un litre d’eau que pour un litre de mercure ;
  2. sa capacité à transmettre la chaleur: dans notre expérience, la chaleur va se propager (plus ou moins rapidement) du côté chaud de la barre métallique vers le côté froid. Il y a des bons conducteurs thermiques, et des mauvais (qui sont donc de bons isolants): par exemple, un manche de poêle en métal a une plus grande conductivité thermique qu’un manche en plastique. Bien, mais comment mesurer ça ?

Fourier part d’un constat qui paraît évident: la chaleur se propage toujours du chaud vers le froid, et jamais l’inverse. C’est assez nouveau pour l’époque: aussi bien en optique qu’en mécanique newtonienne, les choses étaient réversibles. Les flux thermiques, eux, tendent toujours à homogénéiser la température, jamais à accentuer les contrastes. Et pour décrire ce phénomène, Fourier énonce la loi qui porte son nom: la quantité de chaleur qui passe à travers une couche isolante est proportionnelle au saut de température, rapporté à son épaisseur:

C’est une loi fondamentale non seulement pour le problème de la chaleur, mais plus généralement pour toute la physique. Tout au long du XIXe siècle, on va la retrouver presque partout: dans la diffusion des molécules diluées dans un fluide (c’est la loi de Fick, qui décrit le mouvement brownien); pour calculer le débit d’eau à travers une couche de sable, qui est proportionnel à la chute de pression (c’est la loi de Darcy); pour le courant électrique dans une résistance, proportionnel à la différence de potentiel (c’est la loi d’Ohm), etc.

Une équation

Avec cette loi plutôt simple, Fourier a maintenant tous les outils en main. Pour résoudre son problème initial (la variation de la température dans le temps et l’espace), il va faire un bilan. Supposons que notre barre métallique est chauffée par la gauche, et considérons une petite tranche quelque part au milieu. Il y a de la chaleur qui rentre dans cette tranche par la gauche, et de la chaleur qui en sort par la droite. S’il y a plus de chaleur qui rentre que de chaleur qui sort… alors notre petite tranche se réchauffe ! Inversement, si elle perd plus d’énergie qu’elle n’en gagne, alors elle se refroidit. Logique, non ? Eh bien ça suffit.

Une fois exprimé mathématiquement, cela donne l’équation de la chaleur[6]:

Fourier a rempli sa mission: il a dompté la chaleur, et l’a mise en équation. Celle-ci peut paraître compliquée, mais le raisonnement de départ est à la fois élégant et intuitif. Tellement intuitif, en fait, qu’on pourra décrire de la même façon les billes d’une planche de Galton, une tache d’encre qui s’étale sur un buvard, ou même une colline en train de s’éroder… Il lui aura fallu 15 ans pour la publier, mais 200 ans après, l’équation de Fourier est partout !


Aller plus loin

  • Si vous passez par Auxerre, la ville natale  de Fourier organise une exposition spéciale pour son 250ème anniversaire. Et de nombreuses conférences seront organisées un peu partout: la liste des événements ici. Et les conférences de l’académie des sciences sont accessibles en vidéos ici.
  • Tout sur Fourier est dans le pavé de 700 pages, mais qui se lit très fluidement, de J. Dhombres et J.-B. Robert, aux éditions Belin (coll. Un savant, une époque). Et le traité analytique de la chaleur se trouve en ligne sur Gallica.
  • Poser l’équation de la chaleur, c’est bien. Mais la résoudre, c’est mieux… et ça n’est pas toujours simple. D’autres billets à venir, donc, pour fêter #Fourier250 !

[1] Né le dixième sur 13 enfants, Joseph est orphelin de père et de mère à seulement 10 ans.
[2] Ce que Laplace et Lavoisier avaient correctement intuité, mais sans pousser plus loin. Fourier a quand même la bonne idée d’abandonner (à part dans sa citation latine d’exergue) le terme de « feu » pour ne plus utiliser que « chaleur ».
[3] Les thermomètres de Celsius et Fahrenheit ont été perfectionnés au XVIIIe siècle, donc Fourier a tout ce qu’il faut.
[4] C’était le cas, notamment, de plusieurs travaux récemment primés par le comité Nobel, comme les ondes gravitationnelles ou le boson de Higgs: prédits par la théorie, il a fallu attendre respectivement 100 et 50 ans pour les observer. Mais bien évidemment l’approche « expérience puis théorie » est toujours largement d’actualité.
[5] Aujourd’hui on parle de « capacité calorifique », ou « thermique » d’un matériau. 

[6] On dirait plutôt aujourd’hui « équation de la diffusion thermique ».

3 réflexions sur “Les nombres et le feu

  1. Pingback: La meilleure série du monde | La Forêt des Sciences

  2. Pingback: Cet article est truffé d’erreurs | La Forêt des Sciences

  3. Pingback: À la casserole ! | La Forêt des Sciences

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.