Histoire des tas de sable

Dans sa correspondance, Gustave Flaubert a une phrase qui pourrait être une définition parfaite de la démarche scientifique: «Pour qu’une chose soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps».  On pourrait soutenir qu’à l’instar de la démarche artistique, la science consiste à poser un regard différent, ou même à regarder —tout court, quelque chose que personne n’avait encore vu. Et ainsi de nouveaux sujets de recherche peuvent surgir là où on n’attendait rien. Un bon exemple en est… le tas de sable !

Objet paradoxal, le tas de sable. D’un côté on ne peut guère faire plus familier qu’une plage ou un bac à sable. Mais de l’autre, les tas de sable les plus intéressants se trouvent dans les déserts… et les déserts, par définition, ne sont pas très accessibles. Et donc fort logiquement pendant longtemps rares sont ceux qui s’attardent sur la question. Certes, dans la Bible on croise des montagnes qui s’ébranlent, et dans le Coran des montagnes qui passent comme des nuages: sont-ce des allusions aux mouvantes dunes de sable ? La plupart du temps, la seule caractéristique notable des grains de sable, c’est qu’ils sont nombreux. Dans son encyclopédique Histoire Naturelle, Pline l’Ancien voit bien l’intérêt du sable pour l’industrie, et discute ses propriétés. Mais pour ce qui est des déserts, il se contente de dire qu’ils sont «emplis de sables»: peut mieux faire.

Les géographes prennent la main

Au Moyen-Âge, les voyageurs s’aventurent au cœur de la Haute Asie; Marco Polo et ses prédécesseurs plus factuels Jean de Plan Carpin ou Guillaume de Rubrouck mentionnent de nombreux déserts, mais ne s’attardent jamais à leur étrange morphologie. En revanche, Polo signale quand même le bruit étrange qu’on sait aujourd’hui être le «chant des dunes», ce bruit sourd engendré par les avalanches de sable sur leurs pentes:

On y entend quelquefois, et même assez souvent pendant la nuit, diverses voix étranges. […] On entend aussi quelquefois en l’air des concerts d’instruments de musique, mais plus ordinairement le son des tambourins.

pretre_jeanCette observation sera répétée par de nombreux auteurs ultérieurs, mais il faudra attendre le XXIe siècle pour voir émerger les premières tentatives d’explication. Revenons au Moyen-Âge: étonnamment, l’observation la plus pertinente sur les sables du désert se trouvera dans un texte anonyme, et fictionnel: la lettre du Prêtre Jean [1]:

In terra nostra est quoddam mare sine aqua sed harena tantum movetur et intumescit undas ad similitudinem alterius et nunquam est tranquillum:

Sur notre terre se trouve une mer non pas d’eau mais de sable. Le sable, en effet, bouge et forme des vagues, à l’instar de toute autre mer, et jamais il n’est tranquille. 

Enfin une vraie description des dunes de sable ! Avançons un peu… à partir de la campagne d’Égypte de Bonaparte, et tout au long du XIXe siècle, explorateurs et géographes s’engouffrent dans le sillage des colonisateurs européens. On peut enfin commencer à nommer les choses: si dune était un mot hollandais (pour les dunes côtières), un erg pour un vaste ensemble de dunes est emprunté à l’arabe, tandis que la barkhane, dune caractéristique en forme de croissant, vient du turc (kazakh). Avant peu, la description et les bases du fonctionnement des dunes ont intégré les corpus de géographie physique, comme celui d’Élisée Reclus.

Sur les plages anglaises

Et il faut attendre la fin du siècle pour que les physiciens commencent à se pencher sur la question.  En version miniature, et plus facile d’accès: ce sont les vaguelettes de sable (ou rides), formées sur les grèves par la houle. Le Suisse Casimir de Candolle et le Britannique George Darwin (fils de Charles) font les premières expériences dans les années 1880, suivis un peu plus tard par l’Anglaise Hertha Ayrton. Arrêtons-nous un instant sur cette physicienne qui, bien qu’ayant réussi ses études à Cambridge, ne fut pas autorisée à obtenir son diplôme. Elle fut ensuite la première femme à qui on proposa de rejoindre la Royal Society… pour finalement lui refuser l’admission ! Elle dut donc passer par l’intermédiaire de son mari pour soumettre son article sur les rides, mais parvint quand même à le présenter oralement devant l’académie. La Royal Society finit quand même par lui attribuer la prestigieuse médaille Hughes en 1906 (pour ses travaux sur les arcs électriques). Mais revenons à nos grains de sable… La mécanique des rides de plage étant en fait plutôt une étude des tourbillons dans l’eau  que du mouvement du sable, tout reste à faire.

Le brigadier physicien

Arrive enfin Ralph A. Bagnold. En 1921, ce jeune Britannique a déjà connu les tranchées françaises en tant qu’officier du génie, a suivi des études d’ingénieur à Cambridge et rempile avec l’armée de sa Majesté — tradition familiale oblige. Il se voit alors affecter dans l’actuel Pakistan, puis au Caire. Dans les deux cas il passe l’essentiel de son temps libre à explorer les déserts du voisinage. C’est l’époque où André Citroën organise les «Croisières» noire et jaune: traverser le Sahara ou l’Asie Centrale avec des véhicules à moteur est encore une aventure inédite. Bagnold part donc explorer en long, en large et en travers le désert libyen, le Tchad, le Soudan. Et partout il s’émerveille de la géométrie étrangement parfaite des dunes de sable:

Lorsqu’on observe les dunes du désert, au lieu de n’y rencontrer que chaos et désordre, on ne peut être que frappé par une simplicité de forme, une exactitude dans la répétition, un ordre géométrique qui n’ont d’équivalent dans la nature que dans les structures cristallines.

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Par endroits, de vaste amoncellement de sable pesant des millions de tonnes, se déplacent inexorablement, en formation régulière, sur la surface du pays, tout en grossissant, en conservant leur forme et même en se multipliant, d’une façon qui est, par son étrange imitation de la vie, un peu troublante pour un esprit imaginatif.

Bagnold est démobilisé en 1935. De retour en Grande-Bretagne, il se lance dans une série d’expériences inédites, utilisant des souffleries et des canaux hydrauliques pour percer les secrets des dunes. Mais la seconde guerre mondiale éclate: en 1940 il revient dans les déserts égyptiens en tant que commandant d’une unité d’éclaireurs, le Long Range Desert Group. L’expérience précédemment accumulée et sa connaissance intime du terrain seront une arme précieuse dans la lutte des Alliés pour espionner les lignes allemandes, et contenir l’avancée de Rommel vers l’Égypte. La guerre terminée, Bagnold peut à nouveau se consacrer pleinement à la physique. En 1954, il republie [2] l’ensemble de ses résultats dans l’ouvrage fondateur Physics of Blown Sand and Desert Dunes. Et à lui tout seul, il défriche entièrement un domaine totalement nouveau en physique: les écoulements de sable, les rides, le transport par le vent et l’eau, la forme et le déplacement des dunes, leur chant.

Singulier et pluriel

Mais le pionnier restera longtemps sans successeur. Il est vrai que dans les années 50 et 60, l’époque est plutôt à la physique dure: le noyau, les particules, les solides. Le sable reste un sujet de préoccupation pour les géologues, et aussi pour les ingénieurs, qui veulent tasser les sols avant de construire des pistes d’aéroport, draguer le sable au fond des fleuves, éviter que les silos de grains ne s’écroulent ou mélanger des poudres dans les usines chimiques… mais l’étude des grands principes reste longtemps en sommeil. Et pourtant il y a fort à faire !

sable

Aux XVIIIe et XIXe siècles, sans savoir quels étaient les constituants élémentaires de l’eau, ni combien il y en avait, ni comment ils interagissaient, les physiciens [3] avaient réussi à développer une mécanique des fluides efficace. Or dans un verre d’eau il y a quelques millions de milliards de milliards de molécules d’eau, et ce n’est que bien plus tard, avec la mécanique quantique, qu’on comprendrait vraiment comment se comporte chacune d’entre elles, individuellement. Dans un verre de sable, il n’y a qu’une dizaine de millions de grains, et on sait plutôt bien décrire comment un grain de sable, tout seul, se comporte. Et pourtant, on ne sait toujours pas bien décrire une coulée le long d’une dune ! C’est pour le moins frustrant.

Un Nobel dans le bac à sable

Dans les années 90, Pierre-Gilles de Gennes, récemment couronné du prix Nobel de physique [4] fait à la télévision une petite expérience avec un bâton dans un verre de sable, et avoue que, tout prix Nobel de physique qu’on soit, on ne comprend toujours pas grand chose à un simple sac de billes ou, pire, à un château de sable. Ce jour-là plein de petits futurs physiciens se découvrent une vocation. Et cette fois, la machine est lancée: en 20 ans, les tas de sable envahissent les labos de physique. Géométrie des empilements, tassement de la farine dans le verre mesureur, sables mouvants, tambours à mélanger les céréales, machines à faire chanter le sable, dunes miniatures en aquarium… tout y passe, jusqu’à aller chercher des dunes sur Mars !

Flaubert avait raison: on a regardé longtemps ; le tas de sable est devenu intéressant. Et de nouveaux champs de la science ont été ouverts.


Aller plus loin

  • Un fichier à lire avec Google Earth pour visiter à moindre frais, et vus du ciel, les plus beaux champs de dunes sur Terre. Et sur Mars, les époustouflantes photos de la mission MRO. L’an dernier à cette même date, le robot Curiosity s’en allait d’ailleurs rouler sur les dunes de Bagnold !

    dunes_mars2

  • Pour une introduction accessible à tous à la physique du sable, le livre de Jacques Duran, un des pionniers français en la matière: Sables émouvants, chez Belin/Pour la Science. Pour les physiciens anglophones, le livre de Bagnold. Et pour les plus avancés, une synthèse plus moderne (et en français) sur la physique granulaire chez EDP Sciences.
  • Plus de détails sur les aventures de Bagnold pendant la seconde guerre mondiale [en anglais].
  • L’association du Musée du Sable, au Château d’Olonne, a déjà 19 ans !
  • Il y a 20 ans, la pénurie de sable était une blague de Coluche. Aujourd’hui ça devient un problème sérieux.
  • Et bien évidemment, on ne saurait conclure sans aller écouter Stéphane Douady, du Laboratoire de Physique de l’ENS Paris, faire chanter une dune !

[1] Personnage mythique, souverain chrétien d’un royaume fabuleux, situé en Haute-Asie ou en Éthiopie, et dont les royaumes européens espéraient qu’il pourrait prendre les musulmans à revers. Comme certains Turcs et Mongols avaient été convertis au christianisme nestorien, certains ont cru un moment que le déferlement des hordes mongoles annonçait sa venue. Bien que fictif, ce personnage a néanmoins réussi à écrire une lettre à tous les souverains européens ! Et bien sûr pas un cliché du merveilleux médiéval ne manque à la description de son royaume.
[2] Comme il le dit lui-même dans l’introduction, la première publication en 1941 n’a pas pu rencontrer une très grande audience ! 
[3] Euler, d’Alembert, Navier, Saint-Venant, Stokes… on reparlera bientôt de cette grande aventure collective.
[4] Récompense obtenue, chose peu courante, pour ses travaux sur la matière molle: les polymères, les colloïdes, les cristaux liquides.

2 réflexions sur “Histoire des tas de sable

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