Garçon, un demi citron !

S’il vous est déjà arrivé de boire quelques bières, il y a de fortes chances pour que l’une d’elles vous ait été fournie par le mastodonte danois de la brasserie: une énorme compagnie qui remonte à 1847, compte plus de 40 000 employés, fait 10 milliards de dollars de chiffre d’affaires annuel, et commercialise aussi bien la Kronenbourg française que la Grimbergen belge, la Feldschlösschen suisse… et celle dont le groupe porte le nom: la Carlsberg. C’est bien joli tout ça, me direz-vous, mais quel est le rapport avec l’histoire des sciences ?

Aidez la science, buvez de la bière

Le rapport, c’est qu’encore aujourd’hui l’actionnaire majoritaire de cette gigantesque multinationale n’est ni un milliardaire, ni un fonds de pension, mais une fondation philanthropique. Initiée en 1876 par Jacob Jacobsen, le créateur de la brasserie, la fondation Carlsberg a pour but de financer les sciences et les arts. Dans les années 1920, elle subventionnera notamment les travaux de Niels Bohr et la création de son institut de physique théorique à Copenhague. Le lauréat du prix Nobel passera même les 30 dernières années de sa vie dans l’ancienne villa du fondateur de la brasserie, devenue résidence honoraire[1].

Mais avant cela, la première institution qu’avait fondée le patriarche brasseur, c’est un laboratoire de recherche appliquée. Avec pour objet la chimie et la microbiologie: évidemment, pour faire de la bonne bière, il faut maîtriser la fermentation, et pour cela isoler et cultiver les bonnes levures. Ce que fera rapidement Emil Hansen, qui nomme en 1883 la levure de la lager (la bière dite « à fermentation basse », c’est-à-dire entre 10 et 15°C): Saccharomyces carlsbergensis[2]. L’annexe de la brasserie a une production scientifique soutenue et ses travaux sont publiés à la fois en anglais, français et allemand.

Un pHameux inconnu

En 1901 un jeune chimiste de 33 ans prend la direction du laboratoire Carlsberg: il s’appelle Søren Sørensen[3]. Ses premiers travaux concernent la synthèse des acides aminés, et peu à peu il se tourne vers la chimie des protéines, et parmi elles, les enzymes. Il constate, comme d’autres avant lui, que la vitesse des réactions enzymatiques dépend de plusieurs facteurs: la température, certes, mais aussi le degré d’acidité de la solution. Après des années de travail, il fait finalement paraître un long article (165 pages !) le 29 mai 1909[4] .

Or, commence-t-il son mémoire, pour quantifier le « degré » d’acidité, l’usage est alors d’indiquer simplement la quantité d’acide (ou de base) qu’on a versé dans la solution: mais comment savoir si cet acide s’est fortement (ou pas) dissocié dans l’eau ? Et même si les enzymes et les autres produits n’influent pas sur cette dissociation ? On a bien aussi des petits indicateurs colorés (comme le jus de chou rouge, ou le papier tournesol), mais ce n’est pas très précis.

Quand une solution aqueuse est acide, c’est qu’elle contient beaucoup d’ions hydrogène H+. À l’inverse, une solution basique contient beaucoup d’ions hydroxyles 0H. Or on sait déjà à l’époque que si [H+] et [OH] sont leurs concentrations en mol/L[5] dans de l’eau, on a toujours (à peu près)

Donc si on connaît une concentration on connaît l’autre. Dans de l’eau pure (ni acide ni basique), il y a autant des uns que des autres, donc 10-7 mol/L de chaque. Pour mesurer précisément la concentration [H+], Sørensen va patiemment appliquer une méthode récente, l’électrométrie: il se sert de son mélange pour faire une pile, et mesure la tension obtenue.  Mais suivant que la solution soit plus ou moins acide, la concentration en ions hydrogène peut descendre à 10-14 ou monter jusqu’à 10-1 ou même 1 mol/L. Première difficulté pour Sørensen: s’il veut représenter la vitesse des réactions en fonction de [H+], son axe des abscisses sera illisible[6].

Pas trop acide, la bière

Deuxième difficulté: il semblerait que, du point de vue des enzymes, passer pour [H+] de 10-3 à 10-2 a le même effet que passer de 10-6 à 10-5. Bref, il serait plus pratique de donner juste l’exposant de la concentration, plutôt que la concentration elle-même. Alors, page 28 de son exposé, Søren Sørensen décide d’appeler « exposant des ions hydrogène » et de noter pH+ l’opposé du logarithme décimal de la concentration[7].

Une petite idée de notation, comme ça, en passant — le cœur de l’article continue encore sur 140 pages… Idée qui bientôt sera rebaptisée « potentiel hydrogène », et notée plus simplement sous une forme que tout le monde connaît, des vendeurs de piscines aux amateurs d’aquariums: pH !

C’est simple, c’est clair, c’est pratique. Plus besoin de parler de concentrations minuscules: à la place, une échelle de 0 à 14. Un pH de 7, c’est neutre. Plus on se rapproche de 0, plus c’est acide: le café à 5, le vinaigre, le coca et le jus de citron vers 2-3 et l’acide chlorhydrique concentré à 0. Et de l’autre côté, plus on monte au-dessus de 7 plus c’est basique ou alcalin: la javel à 11, la soude caustique à 14. Pas si compliqué que ça, mais encore fallait-il l’inventer. Et comme on l’a déjà vu, simplifier les notations, c’est déjà faire progresser un petit peu les choses.

[MISE À JOUR mars 2018] Il semble que la vogue du jus de citron prétendûment alcalinisant (dans le moins pire des cas) voire carrément alcalin ne veuille pas retomber. Deux rapides remarques:

  1. La définition des mots « acide » et « alcalin » est, on l’a vue ci-dessus, plutôt simple. Et sans équivoque. Selon cette définition, et quelle que soit votre méthode de mesure, le pH du jus de citron sera bien inférieur à 7: il est acide, point.
  2. Parler du « pH du corps humain », globalement, n’a aucun sens. Pour tout plein de détails sur l’effet des aliments ingérés sur de petites variations du pH de vos urines (et seulement vos urines), je vous recommande ce billet limpide et très complet.

Aller plus loin

  • Si vous voulez faire plus qu’effleurer la science de la bière, Podcastscience en avait fait une soirée entière rien que pour vous !
  • La liste des marques de bière que regroupent les 4 gros conglomérats mondiaux (dans Le Monde).
  • Le mémoire original (ou du moins sa traduction française) de Sørensen (à partir de la page 295 du fichier). Les choses sont plus simples à écrire comme je l’ai fait ci-dessus avec des ions hydrogène H+, mais en réalité ceux-ci sont solvatés par les molécules d’eau: on devrait plutôt écrire H3O+.
  • Les laboratoires Carlsberg existent toujours aujourd’hui. Et le magnifique château sur l’eau de Frederiksborg, tout près de Copenhague, a été restauré au XIXe siècle en partie grâce la fondation Carlsberg, et abrite aujourd’hui le Musée National d’Histoire. Dans le centre-ville, la non moins magnifique Ny Carlsberg Glyptotek abrite notamment une fabuleuse collection impressionniste, et un charmant café dans le jardin d’hiver.
  • Un autre brasseur célèbre dont les contributions scientifiques sont encore plus fondamentales, c’est James Prescott Joule. Et il n’y a pas que les brasseurs qui aident la science: on a déjà vu que les distillateurs de gin aussi pouvaient financer de lointaines expéditions.

[1] Aujourd’hui, elle sert de centre de congrès à l’académie danoise. La légende veut que du temps de Bohr elle ait bénéficié d’un robinet à bière directement connecté à la brasserie.
[2] Même si l’identité des deux espèces est encore débattue, c’est le nom Saccharomyces pastorianus qui bénéficie de l’antériorité.
[3] Oui, décidément, quelle imagination dans les prénoms…
[4] En français dans les sus-dits Comptes-rendus, et en allemand dans le Biochemische Zeitschrift.

[5] Aujourd’hui on raisonne plutôt en termes d’activité chimique, mais à l’époque Sørensen parle encore en atome-grammes par litre. 
[6] Ce qui nous fait nous poser la question: de quand date l’invention du papier millimétré logarithmique ?

[7] Dans la version originale, cela donne: « le logarithme Brigg de la valeur réciproque du facteur de normalité de la solution relativement aux ions hydrogène ». À la vôtre !

6 réflexions sur “Garçon, un demi citron !

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